Pourquoi on n’entend pas notre cri ?

Extraits de l’article publié sur la page de Me Michèle Ndoki les 30 novembre et 3 décembre 2021

Vous vous demandez parfois ce que veulent dire certains mots que vous connaissez parfaitement, que vous avez utilisé toute votre vie, mais que vous n’avez jamais songé à définir ? Moi ça m’arrive, et là, j’ai voulu rechercher le sens du mot « cri ». Sur le site du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, le CRI est défini ainsi : Son(s) généralement bref(s) et aigus(s), émis instinctivement par les cordes vocales sous l’effet de certaines émotions. Ou encore : Brèves paroles prononcées à pleine voix pour prévenir quelqu’un, pour exprimer quelque chose, et en ce sens, un appel ou un avertissement, en cas de danger ou pour encourager à la lutte. Le cri, poursuit le texte, est une voix intérieure puissante, traduisant spontanément une opinion sincère, un élan de l’âme.

Pourquoi on n’entend pas notre cri ? Je me suis posé cette question encore, en lisant les nouvelles qui s’enchaînent : A Ekondo Titi, Emmanuel Orume, 12 ans, Emmanuel Kum, 17 ans, Joyceline Iken, 16 ans ont été tués dans l’attaque d’une école, de même que Mme Song Celestina Fien, enseignante de français. A Bamenda, Brandy Tataw, 7 ans, sortait de l’école quand un « tir de sommation » destiné à un véhicule qui refusait d’obtempérer à un contrôle routier l’a atteinte, dans la rue. Elle est morte sur le coup, comme Carolouise, 6 ans, 29 jours avant elle, à Buea. Comme tant d’autres, qui meurent tous les jours, tous les jours que Dieu fait, quelque part sur notre Terre, le Berceau de nos ancêtres, dont personne ne connaît les noms, parce que c’est dur à dire, mais ils étaient adultes, alors c’est « moins grave ». A Buea, le 12 novembre 2021, une explosion a fait plusieurs blessés à l’Université de Buea. L’engin explosif aurait été lancé sur le toit d’un amphithéâtre.

Pourquoi on n’entend pas notre cri ? Qui l’étouffe, eux, nous ? Le cri, ce n’est pas une manœuvre, pas quelque chose qui nécessite une réflexion, une préparation, une organisation. C’est un ELAN D’AME. C’est instinctif, primaire, ça dit que nous sommes là, que nous sommes VIVANTS, et que nous voulons le rester. C’est ce qui s’est passé à Buea le 14 octobre, à Bamenda le 12 novembre. Les gens, les femmes surtout, criaient. Ils ne disaient pas une revendication politique, ne portaient pas le drapeau d’un pays, pas de pancarte avec un message, ils criaient, simplement. […]

Pourquoi cet assourdissant silence ? Je vais vous dire ce que j’en pense : nous sommes en train de mourir. Pas au sens littéral, pas encore, peut-être bientôt. Mais au sens intellectuel, psychologique, peut-être même spirituel. Nous sommes en train de mourir, d’accepter que cette force destructrice, cette petite clique de vieillards qui planent au-dessus de nos têtes quand ils ne sont pas dedans, qui   doivent avoir un sourire victorieux tous les matins quand ils arrivent à ouvrir les yeux, dont la moitié voire plus des organes ne fonctionnent plus, nous entraînent avec eux vers la mort. Et ça, CA, ce n’est pas possible. C’est contre-nature.

Ils nous ont expliqué, martelé qu’étouffer notre cri, pratiquer le silence est prudence, raison, discipline, ordre. MENTEURS. Ils nous susurrent que nous pouvons nous taire, baisser la tête, sécher nos larmes, regarder ailleurs, hausser les épaules. Que ça ne nous regarde pas, que c’est pour les autres. MENTEURS. Le silence, c’est la mort et les prochains, c’est nous. Avec nos rêves, nos ambitions, nos réussites, nos regrets, NOS ENFANTS. Ils ajoutent que nous ne pouvons rien y faire. MENTEURS, MENTEURS, MENTEURS. Bien sûr que nous pouvons : ils peuvent prendre les pancartes, surpeupler encore plus les prisons, interdire les manifestations, envoyer des hommes armés. Ils ne peuvent pas nous prendre notre CRI. Un cri ne se prend pas, il s’offre, s’étouffe, se meurt. Nous avons offert le nôtre en libation pour apaiser leur fureur d’avoir perdu à jamais ce que nous avons presque tous ; la jeunesse, la vie, la force. Nous ne sommes pas obligés. Cet endroit qu’ils vont bientôt quitter, c’est CHEZ NOUS. Notre Terre, la seule que nous ayons, la seule que nous voulions.

Bien sûr que nous pouvons, et c’est exactement ce que nous allons faire : leur reprendre notre CRI. On va dire « brrouuuuuuuudjeh ! », soulever ce corps inerte qui nous obstrue le passage, le mettre derrière nous. Il va y avoir du sang, de la sueur, mais ça ne nous arrêtera pas. Il y aura d’autres mains, d’autres bras. Notre « brouuuuuuuuuudjeh ! » s’entendra depuis le haut du Manengouba, jusqu’au plateau de l’Adamaoua. Et nous entendrons le « Héééééééééééé !!!!!! » venir du Char des Dieux, de la forêt de Campo Ma’an, du fin fond des savanes du Mbam, des villages qui jouxtent notre cher Waza. Et nous saurons que le temps des cris de détresse s’envole, et que celui des cris d’allégresse arrive. Car cette Terre, mes chers, elle est à nous, elle n’a que nous, et c’est la seule que nous voulions. La servir, servir le Cameroun, doit être notre seul but, pour remplir notre devoir, toujours. Là, est notre seul et vrai bonheur, notre joie, notre vie. Kamerun, Ekombo’a mwaye.